« 50% des élèves ont décroché »

de: Guy Zurkinden, interview

Des élèves démotivé-e-s, des enseignant-e-s frustré-e-s. Un sondage syndical dresse le bilan de dix semaines d’enseignement à distance dans le post-obligatoire vaudois.

photo Eric Roset

Plus de 300 collègues du post-obligatoire (gymnases et écoles professionnelles) ont répondu à l’enquête menée par le SSP. Celle-ci souligne l’énergie déployée par les enseignant-e-s pour maintenir une relation pédagogique avec les élèves, avec un temps de travail qui a souvent pris l’ascenseur et des horaires empiétant largement sur la vie privée. Le tout pour un résultat plus que mitigé, marqué notamment par un décrochage massif des élèves après les vacances pascales. La pandémie a ainsi jeté une lumière crue sur les limites de l’enseignement numérique. Questions à Cora Antonioli, enseignante et présidente du SSP – Enseignement.

Les enseignant-e-s ont-ils réussi à maintenir le lien avec leurs élèves ?
Cora Antonioli
– Dès la fermeture des écoles, le contact a été perdu avec certain-e-s élèves. En règle générale, les enseignant-e-s ont cependant pu continuer à travailler avec une grande partie d’entre elles-eux jusqu’aux vacances de Pâques. Ensuite, le décrochage a été massif – souvent plus de la moitié des classes.

Tout indique qu’il y a aussi eu un recul en matière d’apprentissage. Seul-e-s 25% des collègues affirment avoir pu travailler de manière satisfaisante avec une majorité de leurs élèves; alors que 75% ont eu d’énormes difficultés à évaluer le maintien des connaissances ou leur approfondissement, ou n’ont pas du tout réussi à l’évaluer.

On touche une des grandes limites de l’enseignement à distance (EAD). Dans une classe, l’enseignant-e peut détecter et interpréter les signaux donnés par l’élève. Avec le télé-enseignement, cela devient presque impossible.

Comment expliquer un décrochage aussi massif ?
Le premier facteur qui ressort de notre enquête, c’est le manque de motivation des élèves.

Comme autres éléments explicatifs, les colllègues ont aussi mentionné les difficultés des élèves dans l’organisation de leur travail, un manque d’autonomie ou encore la multiplication des voies de communication et des supports.

Le climat de travail a aussi eu un impact. Nombre d’élèves ne disposaient pas des conditions adéquates pour se concentrer et travailler correctement à la maison. Exemple: dans chacune de mes classes, un-e ou deux élèves ont dû s’occuper d’un petit frère ou d’une petite sœur; d’autres n’avaient pas assez d’ordinateurs à la maison.

À noter que l’absence des notes ne figure pas parmi les raisons principales évoquées pour expliquer ce décrochage.

Qu’en est-il des inégalités sociales ?
Elles ont certainement joué un rôle clé, mais nous n’avons pas les outils pour analyser ce phénomène. Nous demandons donc au Département de la formation, de la jeunesse et de la culture (DFJC) de se pencher sérieusement sur la question.

Quels sont les retours du côté des élèves ?
Les étudiant-e-s nous font part de leur faible motivation, due notamment au manque d’interaction avec le prof et la classe, ainsi qu’à la difficulté de poser des questions à distance.

Dans un premier temps, beaucoup ont essayé de s’accrocher malgré un départ chaotique. Puis, avec le temps, la distance et la disparition d’un réel cadre institutionnel, plusieurs reconnaissent un net relâchement.

La situation a été généralement plus facile pour les très bon-ne-s élèves, qui n’ont pas besoin, ou que rarement, de soutien. Mais même eux-elles m’ont affirmé qu’il leur a été impossible de lire à distance un livre en langue étrangère. Les échanges sur la compréhension et le sens des textes leur ont manqué.

Les outils numériques ont-ils permis de pallier la distance physique ?
La presse a beaucoup parlé des visioconférences, qui ont été utilisée par un nombre significatif d’enseignant-e-s. Dans un premier temps, celles-ci ont permis de renouer le contact avec certain-e-s élèves. Puis, peu à peu, les profs se sont retrouvé-e-s devant des écrans noirs.

Notre bilan est que la visioconférence n’a pas facilité la participation des élèves, et encore moins permis de mesurer leur degré d’attention. Ella n’a pas été la solution miracle permettant de renforcer le lien pédagogique distendu par l’EAD.

Comment les enseignant-e-s ont-ils vécu cette période ?
Pour les professionnel-le-s de l’éducation, l’EAD a représenté beaucoup de travail, pour des résultats incertains et frustrants.

La moitié des collègues affirment qu’ils-elles ont travaillé plus qu’en présentiel, alors que seul-e-s moins de 20% ont travaillé moins – et une part importante de ces 20% a dû réduire son temps de travail de manière contrainte, car ils-elles devaient s’occuper de leurs enfants ou de tâches domestiques.

Les conditions de travail se sont durcies. L’élément le plus pénible a été la frustration induite par le déficit de relations avec les élèves – 80% des enseignant-e-s en font état.
L’isolement dans le travail est un autre élément négatif saillant.
Une moitié des collègues ont éprouvé des difficultés à séparer vie professionnelle et vie privée – une situation aggravée par les mails envoyés par certaines directions en soirée ou le week-end. Beaucoup ont eu le sentiment d’être accaparé-e-s tout le temps par des sollicitations, de type privées ou professionnelles. Cette pression a entraîné une fatigue mentale, qui s’est ajoutée aux effets physiques du travail à distance (mal de dos, surexposition aux écrans, etc.).
Élément surprenant: 43% des collègues n’ont pas disposé d’un espace leur permettant de travailler tranquillement à la maison.
Parmi les rares éléments positifs, soulignons le gain de temps dû à l’absence de déplacements.

Comment se présente la rentrée de l’automne ?
En juin, la reprise en demi-groupes a permis de renouer le lien avec les élèves.

La rentrée dépendra de l’évolution de la pandémie. En cas de deuxième vague, nous assurerons bien sûr à nouveau l’enseignement à distance. Mais il faut être clair. L’EAD est un pis-aller, à utiliser seulement quand enseignement présentiel est impossible.

L’Enseignement à distance: pas une alternative

Quelles sont vos revendications pour aborder la rentrée dans de meilleures conditions ?
Cora Antonioli – Dans l’immédiat, nous demandons un bilan global sur l’enseignement à distance, qui prenne en compte l’opinion des élèves.

Aujourd’hui, le DFJC se centre trop sur les questions techniques, alors qu’elles sont les plus simples à résoudre: il suffit de proposer des outils informatiques unifiés, utilisables par toutes et tous.

Le vrai débat est pédagogique: comment peut-on « faire classe », travailler ensemble, échanger et se confronter à distance ?

Syndicalement, des questions pratiques se posent aussi. Si on nous demande, à la rentrée, d’assurer l’ensemble des objectifs pédagogiques tout en travaillant avec des demi-classes, il faudra plus de personnel. Cela exigera aussi de nouveaux locaux.

Tout cela implique des investissements pour le service public d’éducation.

Ces dernières années, le nombre d’élèves a augmenté jusqu’à 25, 26 par classe. La pandémie révèle que cette tendance pose aussi des problèmes sanitaires. Un changement de cap s’impose.

Sur toutes ces questions, il est important que la communication du DFJC soit claire. Jusqu’à présent, le flou a désécurisé pas mal de collègues.

Votre bilan de l’EAD est négatif. Pourtant, elle est présentée par certain-e-s comme la voie du futur…
L’EAD ne sera jamais une alternative à l’enseignement présentiel.

Il faut séparer ce débat de celui qui porte sur l’ « école numérique ». Nous ne sommes pas contre l’utilisation des nouvelles technologies. Mais celle-ci doit se faire de manière réfléchie, à partir d’un bilan et des observations faites sur le terrain. Il ne suffit pas d’installer des projecteurs et des ordinateurs dans les classes, ou d’équiper chacun-e avec une tablette.

Ces outils doivent aussi être sécurisés afin de garantir la confidentialité des données. Et n’oublions pas le danger que peut représenter l’exposition constante aux écrans ou au rayonnement !