Le blues d’un animateur socioculturel

de: Grégoire Narbel, animateur socioculturel, délégué syndical

Les salarié-e-s de la Fondation pour l’animation socioculturelle lausannoise se heurtent à une Municipalité qui tente de plier leur travail à des considérations politiciennes. Quitte à le noyer sous les injonctions administratives. Éclairage d’un professionnel désabusé.

Vingt ans. Cela fait bientôt vingt ans que je travaille pour la Fondation pour l’animation socio-culturelle lausannoise (FASL). En réalité, mes débuts à la FASL remontent même à vingt-deux ans: j’ai réalisé un stage au Centre socioculturel des Bossons, avant mon entrée à la Haute école de travail social (HETSL, appelée EESP à l’époque). Puis effectué un séjour au Centre de la Bourdonnette, lors d’une formation pratique en cours d’études. Avant de pratiquer en tant que professionnel, dès 2001, au Centre socioculturel de Grand-Vennes puis à Pôle Sud.

UN OUTIL POLITIQUE ? Au cours de ces plus de vingt années, mon quotidien a été jalonné de rencontres diverses: avec des jeunes; des familles; des parents; des enfants; des allophones; des personnes en recherche d’emploi; des retraité-e-s; des enseignant-e-s; des concierges; des comédien-ne-s; des musicien-ne-s; des militant-e-s; des paumé-e-s; des révolté-e-s; des policiers-ères; des politicien-ne-s; des personnes heureuses; d’autres, tristes. Bref, un aperçu plutôt large de notre société.

Depuis sa création, l’animation socioculturelle a dû batailler ferme pour la reconnaissance de son action. Mais je n’avais jamais constaté un acharnement tel que celui qui est mis en œuvre aujourd’hui pour transformer l’animation en outil au service des politiques et de leur administration.

VERS UNE PARTICIPATION CITOYENNE. Mon métier a pour valeur première de proposer des activités porteuses de sens, permettant ainsi une participation citoyenne à la vie locale, dans une dimension collective. C’est en effet dans l’articulation de ces deux axes que l’animation socioculturelle prend toute sa spécificité, et pas seulement dans ses actions. Concrètement, la diversité des bénéficiaires de l’animation socioculturelle m’a conduit à travailler dans des domaines très divers: éducation, formation, administration, communication, événementiel, gestion culturelle, soutien aux collectifs, conciergerie, informatique, arts, sport, etc.

DIVERSITÉ AUX COMMANDES. Durant vingt ans, j’ai organisé des tournois de basket; donné des cours de tennis; organisé un festival de musique; élaboré des conférences en informatique; géré un théâtre; encadré une équipe de bénévoles de tous âges; organisé un marché avec quarante associations. J’ai aussi installé du matériel de projection; nettoyé des locaux; accompagné des jeunes dans des projets personnels; organisé des camps de ski et des sorties; joué au baby-foot avec des jeunes de 10 à 18 ans; accompagné leurs projets artistiques ou de voyage. J’ai également soutenu la réalisation de projets de théâtre pour des artistes, amateurs-trices comme professionnel-le-s, ce qui leur a permis de lancer des spectacles; j’ai dédiabolisé l’informatique pour des aîné-e-s paniqué-e-s, des migrant-e-s, des personnes à l’AI – bref, des personnes dépassées par le numérique.

INDÉPENDANCE PERDUE. Cette liste pourrait encore s’allonger. Mais je me demande bien à quoi cela servirait. Car je constate que dresser un inventaire d’activités n’aide ni mes supérieur-e-s, ni les décideurs-euses politiques à mieux comprendre le sens de mon métier. Pire encore, cela les amène à constituer un catalogue de prestations qui finiront par m’être imposées: chacune d’entre elles sera attendue de la part des autorités et de la hiérarchie, sans que ces dernières se posent la question de sa pertinence.

Jamais je n’avais observé une telle pression pour nous faire travailler selon les besoins édictés du « haut », et non dans la dynamique émancipatrice issue des demandes du « bas ». Il fut pourtant un temps où même la droite politique reconnaissait le besoin d’indépendance des professionnel-le-s de l’animation socioculturelle vis-à-vis des autorités... C’était pendant les années 1970, et cette réalité a duré jusqu’aux années 1990.

LE POIDS DE LA TECHNOCRATIE. Mon métier change, me dit-on. Mais il change tout le temps! Depuis deux ans, mon quotidien est parasité par ces pressions structurelles. Elles entraînent un glissement de ma réalité de travail, visant à freiner les injonctions hiérarchiques plutôt qu’à construire des projets venant de nos bénéficiaires (ou usagers-ères). Ce déplacement d’énergie et de temps est dû au besoin systémique de la hiérarchie de tout faire rentrer dans des cases, de quantifier sans fin et d’établir des tableaux. Hélas, ces données ne sont même pas utilisées pour démontrer le dynamisme de l’animation socioculturelle – mais plutôt son inadéquation présumée aux besoins des autorités !

Pour démanteler une cohésion professionnelle déjà ténue en morcelant notre métier et ses multiples réalités de travail, quoi de mieux que noyer les employé-e-s sous la technocratie et la lourdeur administrative – car comment envisager de faire ressortir une statistique globale cohérente entre un terrain d’aventure, une maison de quartier et un centre syndical ?

Je n’ose pas quantifier le temps passé à nous opposer à ces mécanismes, plutôt qu’à servir la population – sans compter que cette pression s’exerce aussi en dehors du temps de travail. La violence institutionnelle est aujourd’hui très concrète: ni le subventionneur, ni les organes supérieurs de la structure, ni même sa direction opérationnelle n’ont une confiance suffisante dans le personnel pour lui permettre d’accomplir sa mission. Conséquence: la hiérarchie tente à tout prix de contrôler les professionnel-le-s par une administration lourde, peu adaptée à la réalité du terrain.

UNE CHARGE IGNORÉE. Tout cela vient s’ajouter à l’incompréhension, très ancienne, du fonctionnement d’un centre. Même si je revendique, à titre personnel, que l’animation socioculturelle n’a besoin que de deux garanties (du temps de travail et des locaux – un budget de fonctionnement est aussi bienvenu, bien sûr), la part du travail administratif, de l’entretien des locaux et de la recherche de financements complémentaires n’est quasiment jamais reconnue à sa juste valeur. Cette réalité, proche d’une fonction de « gérant », reste méconnue. L’entretien, l’équipement et l’utilisation des lieux sont assumés avec un soutien que l’on peut qualifier de dérisoire, alors même que l’objectif est faire vivre ces locaux le plus possible – même en l’absence des professionnel-le-s de l’animation.

RESPECTER LES ANIMATEURS-TRICES… Dans la situation actuelle, seule une prise de conscience par les autorités du travail quotidien de l’animation socioculturelle et une attitude respectueuse envers les employé-e-s permettraient d’apaiser cette crise qui énerve toutes les parties, les crispe. Une crise qui, pire, démotive aussi les professionnel-le-s – en tout cas moi, qui ai pourtant vingt ans de métier au compteur.

ET APPRENDRE À TRAVAILLER ENSEMBLE. Je ne me suis pas lancé dans un métier HES, qui plus est formé pour accompagner les étudiant-e-s des Hautes écoles en travail social (HETS), dans le but de passer mon temps à expliquer, à celles et ceux qui devraient l’avoir compris depuis longtemps, que mon travail est multiple, varié. Et que, si mon boulot ne répond pas à une demande « top down », il a du sens pour tout un pan de la population qui participe à nos activités. N’est-ce d’ailleurs pas ce qui est attendu de l’animation socioculturelle? Qu’elle propose des activités variées à un public varié, lui permettant une véritable participation citoyenne, au-delà de toutes les cases socioculturelles, économiques ou autres ?

On peut lire partout que le « Vivre ensemble » est l’un des fondamentaux de l’animation socioculturelle. Pour garantir ceci, il faudrait également pouvoir « Travailler ensemble ».